Article initialement paru dans la revue Espaces, sur la gamification, 2021
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Le site le plus visité en Italie est le Colisée, arène majeure des jeux romains. De cette époque, la philosophie politique en a retenu l’adage « des pains et des jeux », réduisant les jeux à une entreprise de divertissement – divertere au sens de détourner. Il faudra attendre les travaux de Paul Veyne, pour souligner l’importance des jeux dans l’organisation sociale et politique : être capable d’organiser des jeux sportifs et théâtraux était un point de passage obligé pour prétendre aux fonctions d’édile.
Ici, les jeux sont des lieux de communion et de communication, des espaces de mise en scène et d’organisation de la vie publique. Ailleurs, les études anthropologues ont souligné l’importance des transformations des jeux en rites de passage alors que pour le théoricien du jeu Huizinga, le jeu est une métaphore de toute forme d’activité sociale et culturelle[i]. Dans cette même perspective, le jeu apparaît comme un « laboratoire » de la vie sociale pour Marcel Mauss[ii], préfigurant et révélant de nouvelles organisations à venir.
L’héritage ludique dans le tourisme précède l’invention même de l’activité. Le retour des jeux dans l’offre touristique, sous l’étendard de la gamification, met en lumière des interrogations sur les modes de fréquentation d’espaces et l’habitabilité oisive. Pourquoi mettre en place des escapes games dans des lieux historiques, tisser un partenariat à l’instar des Châteaux de la Loire avec Fortnite, s’immerger dans un jeu de rôle du Grand Canyon ou créer ses propres jeux quand on est un pole touristique majeur, à l’image du Centre Pompidou ?
Le touristique et le ludique partagent trois points communs essentiels : ce sont des activités récréatives, non productives et ne donnant pas lieu à une rémunération de l’acteur. Le jeu est une activité libre, dans un espace clos, normé, dont les modalités d’action et de rétribution sont claires et acceptées.
Ces deux activités récréatives ont en commun d’être avant tout basées sur le voyage, la déambulation dans des espaces physiques ou numériques. Les définitions du tourisme mettent en avant cette dimension récréative par l’habitat et le déplacement[iii] s’opposant clairement au travail – même le tourisme professionnel et le esport brouillent respectivement les frontières entre le travail et la vacance.
La gamification ou ludification se définit comme l’utilisation des techniques de mobilisation issues du jeu vidéo dans un secteur autre. C’est justement parce la mobilité a évolué que la gamification explose. Le tourisme de masse s’est construit autour d’une technologie de plus en plus abandonnée par les nouvelles générations : les transports de masse à énergies fossiles. Doublé de crise sanitaire et écologique, ce rejet de la civilisation du pétrole change la mobilité, la linéarité du déplacement et donc la consommation de l’espace – le tourisme se confrontera au ludique ou ne sera pas.
Ce qui était linéaire, descendant et vertical, parfois exigeant et long, souvent structurellement guidé et faisant sens pour le plus grand nombre, laisse la place à une culture du process et du réseau, de l’instantané, de l’expérience solipsiste et de l’action individuelle. La dématérialisation des échanges et l’économie des plateformes engendrent ainsi un rapport plus distant aux contraintes spatiales, voire changent le régime notamment de présence. Les générations nées avec les réseaux sociaux consacrent le continuum physique numérique quand les générations précédentes restent dualistes. Cette fluidité généralisée se traduit par un glissement de la ligne de démarcation public / privé vers moi / l’autre, dans une logique agonistique ou coopérative, où le loisir devient un élément de différenciation fondamental comme le soulignait déjà Thorstein Veblen.
L’inflation de l’offre touristique plonge l’industrie dans le problème de l’économie de l’attention où la compétition pour capter quelques minutes de concentration entraîne un surarmement des technologies cognitives de l’attention : prise en main immédiate, saturation d’information, interactivité, immersion, automatisme, reward, satisfaction.
A suivre cette tendance, le site touristique peu connu est au mieux consommé rapidement quand il n’est pas abandonné pour les must-see, best places, tête de gondole de l’offre culturelle, eux même trophées instagrammés. Ceci n’est que prolongement accéléré et globalisé des modes des tours opérateurs japonais des années 1990 : le crépitement des flashs photographiques cède le pas à la notif sur réseau sociaux. La gamification pensé comme un élément de scoring n’est qu’une mise en forme de cette logique de braconnage et monstration généralisée de la « consommation ostentatoire »[iv]. Le lifestyle et sa mise en scène dans un grand jeu de rôles répond à des logiques de filtres où le signe de la présence vaut présence dans le site, ce qui pose ainsi une question de la réalité du site.
Le jeu comme expérience de la « perfection temporaire et limitée », a su gagner la lutte pour l’attention, et créer des espaces habitables, refuges des confinements, prolongation de la vie des groupes interdits d’espaces publics – on pense aux parents qui préfèrent avoir leurs enfants devant la console que dans l’espace public potentiellement considéré comme dangereux.
Le principal concurrent du tourisme est le jeu vidéo en ce sens qu’il éduque à des modes alternatifs de l’espace. Ainsi les expériences rentables de réalités virtuelles sont celles qui permettent de vivre autre chose et de faire l’expérience d’une catégorie de jeu, l’ilnix (le vertige) comme un survol de site. Les jeux de simulation, mimicry, ne sont pas des reproductions 3D mais des simulations des rôles quand la simulation industrielle modélise l’environnement. Incarner un assassin dans une Grèce antique mobilise une narration forte au travers d’intrigues, implique des choses à faire, nécessite une reconstitution d’un monde social. C’est par son game design que le jeu mobilise et engage, et non pas la modélisation des reconstitutions des ruines. Le jumeau numérique souffrira des mêmes travers s’il n’y a pas une couche de level design, cet technique d’aménagement et de scénographie du déplacement vidéoludique.
Le jeu est une proposition de l’altérité : être différent de soi, être dans la peau d’un autre. Los Santos, Azaroth et autres contrées virtuelles sont des lieux de divertissement majeurs, des pôles d’attraction dans les mondes numériques, et avant toute chose des lieux de rencontre, d’échange et de vie avec plusieurs millions de visiteurs réguliers. Ils sont diamétralement opposés à une conception spectatorielle de certains sites touristiques – ou plus encore d’une conception qui pourrait provoquer l’ennui, inverse du plaisir. Ainsi, à défaut de solutions satisfaisantes du secteur concurrencées par l’industrie du jeu vidéo, des partenariats se tissent : recréer des espaces dans les metaverses ludiques : Minecraft, Fortnite, Roblox et autres espaces de flânerie sociale et numérique. Le site ludifié est un site revitalisé, au sens qu’il devient support de vie, de rencontre entre un passé et un présent, deux altérités, deux modes sociaux, tempora mutantur, nos et mutamur in illis .
Meuse Rider, jeu vidéo VR produit par Game in Society pour l’agence d’attractivité de la Meuse. A retrouver ici
Le lieu est devenu support du signe de sa présence dans un régime de convergence généralisée où la carte vaut le territoire. La gamification a pour conséquence un nouveau mode de prescription Pour Joffre Dumazedier, considère que le « conditionnement technique des attitudes de loisir »[v] joue un rôle central dans la réception des biens.
Les plateformes de services et la logique de notes concurrencent les guides éditorialisés classiques, le rating d’un Google map ou Tripadvisor prenant le pas sur la critique. Ces technologies des métriques de satisfactions prennent le pas sur les autres modes éditoriaux informatifs. La gamification de l’expérience nécessiterait alors une nouvelle manière de produire les attitudes, avant, pendant et après la visite.
L’extension du domaine, sa présence en ligne et la capacité à capter des communautés préexistantes nécessite de repenser l’offre touristique où le site n’est qu’une étape dans l’industrie de l’imaginaire et du divertissement. Et quand l’industrie est elle-même une plateforme communautaire en 3D, il devient incontournable de communiquer dans ces espaces dont l’omniprésence concurrence directement les autres divertissements de l’espace. Or communiquer dans un jeu est se soumettre à ses normes, ses pratiques, ses esthétiques, avec un risque de pervertir l’équilibre et de transformer l’opération séduction en rejet massif – la politique et les marques les moins bien accompagnées ont souffert quand d’autres ont réussi.
L’emprunt aux techniques de production et de marketing de l’industrie du jeu numérique est l’étape suivante pour l’industrie du tourisme : tourisme as a service, offre on-line et off-line, nouveaux modes de paiement, déclinaisons de gameplay et roleplay comme modes de fréquentation, et autant de manière de repenser le rapport au territoire, à l’autre, à l’espace-temps, de leveller l’expérience.
Dans cette guerre culturelle, le tourisme dispose d’un des assets le plus précieux. Ce que l’industrie du divertissement n’a pas la capacité à simuler pleinement est la réalité des artefacts et leur sédimentation dans ces imaginaires encrés sur un territoire par les industries du divertissement. Le Paris pittoresque de la Belle époque est une reconstruction qui tient parce que les histoires et figures sont ancrées sur les murs et peintures publicitaires. Ainsi, le principal allié du tourisme sera le jeu numérique sous ses formes plurielles, comme le cinéma l’a été pour la France.
[i] Huizinga (Johan), Homo Ludens, Gallimard Tel, 1988
[ii] Mauss (Marcel), « Rapport des jeux et des rites », Socio-Anthropologie, 2003, n°13
[iii] Article « Tourisme » (p. 931) par Rémy Knafou et Mathis Stock in Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003.
[iv] Veblen (Thorstein), Théorie de la classe de loisir, 1899
[v] Dumazedier (Joffre), Vers une civilisation des loisirs ? Points, 1962, p. 61